Hear me, Children-Yet-to-be-born, 2004
45 mn
En 2004, Sandy Amerio présente sa première exposition personnelle à Paris, intitulée Community of emotions. Le premier "volet" se tient aux Laboratoires d'Aubervilliers où est projeté le film Hear me, children-yet-to-be-born, tandis que l'installation Sorties d'usines, épilogue est exposée à la Fondation Ricard. Parallèlement, l'artiste publie l'ouvrage Storytelling, index sensible pour agora non représentative.
Ces trois projets s'articulent les uns aux autres autour d'une recherche menée par Sandy Amerio sur le storytelling, une pratique managériale d'origine anglo-saxonne qui consiste à raconter des histoires ou des contes aux employés afin de générer chez eux certains types de comportement et d'émotion. Il est utilisé pour gérer des conflits, ou de faire accepter des décisions graves comme l'annonce d'une délocalisation ou de licenciements.
Hear me, children-yet-to-be-born, fiction expérimentale, suit l'errance d'un homme et d'une femme qui marchent avec difficulté sous le soleil de la Vallée de la Mort, près de Los Angeles. Ils sont habillés de costumes noirs, seuls éléments visuels qui fassent référence au monde de l'entreprise. Une voix off, rappelant celle des films hollywoodiens, se superpose à ces images : un patron s'adresse à ses salariés, en apparence pour leur raconter un voyage d'affaires près de la Mer Morte. Mais d'autres récits sont petit à petit mêlés à cette première histoire : celui de sa séparation avec sa femme, puis le mythe biblique de Loth, dont la femme a été transformée en statue de sel pour avoir regardé en arrière en fuyant Sodome. Enfin, un court extrait raconte la fuite des employés du World Trade Center hors du bâtiment le 11 septembre 2001.
La mise en scène du film vise à produire une distanciation du spectateur par rapport à ce qu'il voit ou entend. Cette distanciation intervient d'abord au niveau de l'image, où plusieurs clichés américains – de la working woman au désert de perdition hérité du Gerry de Gus Van Sant – sont juxtaposés sans aucune justification fictionnelle. Quant au discours de la voix off, il mêle au vocabulaire de l'entreprise celui du discours religieux ou bien celui du compte-rendu journalistique. Ces montages permettent au spectateur de remettre en perspective l'aboutissement du récit : le storyteller n'a déployé cet entrelacs de mythe, de fiction et d'Histoire que pour mieux annoncer leur licenciement à ses auditeurs. On comprend alors que parler, raconter, c'est déjà détourner et donc masquer la réalité – comme l'explique d'ailleurs la voix off : "If you want to change your life, change your story"(1). Ainsi, cette mise en réseau de mythes et d'images se veut une "traversée de l'inconscient collectif américain" (Sandy Amerio).
Dans un monde envahi par les représentations préfabriquées - qu'elles soient issues d'Hollywood, véhiculées par les médias ou construites dans un but bien précis par le storytelling -, Sandy Amerio propose un travail critique à la frontière de la sociologie et de l'ethnographie. Par la juxtaposition construite des images ou des récits qui imprègnent la réalité, elle produit dans Hear me, children-yet-to-be-born une discordance qui permet au spectateur de mettre à distance l'émotion que produit habituellement le récit de fiction, désamorçant ainsi l'impact de ces représentations.
Louise Delbarre
(1) "Si tu veux changer ta vie, change ton histoire".