Beobachtung der Beobachtung: Unbestimmtheit, 1973
Installation vidéo en circuit fermé, 3 caméras vidéo, 3 trépieds, 3 moniteurs vidéo, 3 supports métalliques, marquage au sol en ruban adhésif noir
Avec l’installation vidéo en circuit fermé Beobachtung der Beobachtung : Unbestimmtheit [Observation de l’observation : incertitude] [1], Peter Weibel réalise dès 1973 un modèle épistémologique complexe des conditions d’observation du monde et de construction de la réalité. L’installation aborde la dimension sociale du médium vidéo/télévision, qui a fondamentalement transformé la structure de la représentation, ainsi que celle de la société. Le circuit vidéo fermé est un modèle des mécanismes qui prévalent dans une société dominée par les médias, où la surveillance anonyme et non localisée impose la conformité sociale.
Trois caméras vidéo et trois moniteurs sont disposés alternativement en cercle dans l’espace. Tournés vers le centre, les caméras et les moniteurs sont interconnectés de telle sorte que le spectateur qui entre dans le cercle puisse s’observer en permanence, mais seulement de dos. Comme l’écrit Peter Weibel : « Enfermé dans l’espace, chaque point de l’espace est son gardien de prison, la perspective son destin mortel [2]. »
C’est l’idée de perspective qui permet à Weibel de situer le concept d’« interactivité » dans l’histoire de l’art et, en même temps, de réaliser un modèle accessible qui rend la réalité visible comme quelque chose de construit. « Perspective signifie toujours aussi participation [3] », dit Weibel. Pour que l’espace illusoire de la représentation tridimensionnelle puisse émerger, les artistes ont toujours dû compter sur la participation cognitive et physique du spectateur. La « perspective comme principe constructif » est un modèle de réalité qui dépend de l’orientation active du spectateur. Une fois entré dans l’installation, ce dernier est à la merci de l’espace visuel que Peter Weibel construit par le biais des médias. La dépendance de la perspective à l’égard du spectateur et de sa participation, s’avère être une forme d’assujettissement. L’observateur est prisonnier de la perspective et donc également prisonnier d’un accès hétéronome à la réalité.
Le titre de cette œuvre fait explicitement référence à l’approche épistémologique de Weibel, qui dépasse le débat sur la perspective. La question de l’observation de l’observateur, qu’il avait déjà abordée en 1969 et 1972 dans les installations Publikum als Exponat [Le public comme exposition] [4] et Video Lumina [5], est présentée de manière plus précise dans cette installation vidéo et à un niveau plus abstrait qui renvoie à la fois aux idées de Heinz von Foerster et de Norbert Wiener sur la cybernétique, ainsi qu’aux connaissances de la mécanique quantique. Ici aussi, comme dans l’installation de 1969, le sujet observant devient l’objet observé. L’observateur s’observe en train d’essayer de comprendre et de piloter le système de l’installation en circuit fermé. En tant qu’observateur interne, il fait également partie de l’installation circulaire et se heurte inévitablement aux limites de l’observation, c’est-à-dire aux limites de l’auto-observation. Seul un second observateur peut reconnaître l’angle mort de la perception du premier observateur. Ce n’est qu’au niveau de la cybernétique de second ordre – l’observation de l’observation telle que mise en scène par Weibel – qu’il devient évident que les phénomènes sont relatifs à l’observateur.
La dépendance de l’observé vis-à-vis de l’observateur a été analysée par Werner Heisenberg dans des opérations d’observation en microphysique. Son concept d’« incertitude », que Weibel cite dans cette œuvre, souligne que chaque observation, ou mesure, représente une intervention dont la portée est incertaine. L’objet observé change en raison de l’acte d’observation. Weibel transpose l’idée d’« incertitude » au niveau de la perception humaine de la vie quotidienne.
Avec cette installation, il crée une chaîne d’observation dans laquelle la caméra observe l’observateur qui, à son tour sur l’écran. Les caractéristiques de l’appareil d’observation, c’est-à-dire les caractéristiques du système vidéo et de l’observateur humain, déterminent la forme de la réalité. Le couplage du système vidéo rend évidente la distorsion causée par les médias que nous ignorons en nous regardant dans un miroir. Le degré de distorsion de la réalité reste en principe indéterminable.
Lorsque ces réflexions sur notre connaissance de la réalité sont appliquées à l’impact social des médias, la question de la réalité devient une question sur le pouvoir de définition de la réalité. Depuis 1969, Weibel s’intéresse à l’état de rétroaction entre la perception, la conscience et l’impact des médias. Alors que Der Wächter als Bandit [Le gardien comme bandit] [6] abordait le thème des conditions préalables à la démocratie – « une surveillance des surveillants, un contrôle des contrôleurs [7] » – l’installation de 1973 se concentre sur les mécanismes d’adaptation dans une société du type de celle décrite au début des années 1980 par Gilles Deleuze dans son concept de « société de contrôle ». La « société de contrôle », bien plus que la « société disciplinaire » de Foucault, se caractérise par une autorégulation maximale des comportements individuels et sociaux, orientée vers les objectifs du pouvoir anonyme de l’économie. Hétéronomie et autocontrôle se superposent dans les caméras de l’installation de Weibel placées dans le dos du spectateur, dont il voit les images sur les moniteurs. La conscience du fait paradoxal que personne d’autre que l’observateur lui-même ne perçoit les images provenant des caméras ne parvient pas à éliminer le sentiment d’être contrôlé. Le système vidéo basé sur le feed-back, dans lequel la cause et l’effet se superposent, devient un modèle de la « société de contrôle », dont les membres, confrontés à des images médiatiques d’eux-mêmes, s’efforcent de se conformer à une norme dont personne ne peut dire qui la définit.
Margit Rosen, « Peter Weibel. Observing Observation: Uncertainty », dans Thomas Y. Levin, Ursula Frohne et Peter Weibel (dir.), CTRL [SPACE]. Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother, Karlsruhe, ZKM (Center for Art and Media), Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 2002, p. 74-75.
[1] Présentée pour la première fois lors de l’exposition « Trigon ’73 : Audiovisuelle Botschaften », à la Künstlerhaus Graz, du 6 octobre au 11 novembre 1973.
[2] [« Eingeschlossen im Raum, ist jeder Raumpunkt sein Gefängniswärter, die Perspektive sein tödliches Schicksal »], Peter Weibel dans Mediendichtung, Protokolle, volume/set 1982, Vienne, Munich, Jugend & Volk, 1982, p. 118.
[3] [« Perspektive heisst immer auch Partizipation »], Peter Weibel, dans Peter Weibel : Inszenierte Kunst Geschichte, cat. exp., Vienne, Österreichisches Museum für Angewandte Kunst, 1989, p. 122.
[4] Exposition « Multi Media 1 », Galerie Junge Generation, Vienne, avril 1969.
[5] Video Lumina (concept 1972), Galerie Magers, Bonn, du 22 avril au 22 mai 1977.
[6] Exposition « Kunst als Innovation », succursale principale de la Caisse d’épargne de Vienne, Vienne, 1978.
[7] Peter Weibel, dans 1984: Orwell und die Gegenwart, cat. exp., Vienne, Museum des 20. Jahrhunderts, 1984, p. 177.