The Constant State of Desire, 1989

Betacam SP, PAL, couleur, son


Formée au San Francisco Art Institute, l’artiste américaine Karen Finley s’inscrit dans une tradition féministe radicale, mobilisant son corps comme principal médium pour interroger les structures sociales et discursives de pouvoir. Sa performance The Constant State of Desire dénonce le modèle patriarcal états-unien des années 1980 par une expression artistique transgressive mêlant langage, corps et crise de la représentation.

La performance est composée d’actes et de scènes modulables d’une représentation à l’autre. Finley y alterne monologues, gestes rituels et interaction directe avec le public. Elle s’y présente tour à tour en robe jaune, se dénudant, écrasant des œufs qu’elle s’applique sur le corps, avant de se couvrir de paillettes. Le texte qu’elle interprète suit une logique de « courant de conscience » (« stream of consciousness »), visant à restituer le flux ininterrompu des pensées, émotions et perceptions des personnages incarnés sur scène pour imiter le fonctionnement réel de l’esprit. Ce texte met en scène des figures traumatisées, souvent anonymes, exprimant des récits de violences sexuelles, d’abus familiaux, ou de fantasmes destructeurs [1]. Ces personnages sont traversés par la voix de Finley, qui refuse toute distanciation psychologique : l’artiste entre littéralement en transe en matérialisant ces différentes voix. La violence qu’elle décrit et représente sur scène renvoie à une critique virulente des constructions de la féminité selon un male gaze toxique. Le langage y est montré comme structure de pouvoir, tandis que le corps devient un vecteur brut et immédiat de signification pour construire une pièce dans laquelle le « désir s’attache au dégoût [2] », selon l’autrice Cynthia Carr.

La transgression formelle de l’œuvre est également essentielle. Finley brouille la frontière entre acteur·rice et spectateur·rice pour produire un inconfort manifeste, entretenu par la frontalité du langage et la brutalité des images évoquées. L’indistinction entre fiction et réalité, entre récit personnel et performance symbolique, vient amplifier la charge émotionnelle et politique de l’œuvre. La théoricienne Lynda Goldstein rappelle combien l’œuvre de Finley exprime « une colère féministe face aux injustices sociales et à la violence perpétrée contre les femmes par la culture dominante [3] ». The Constant State of Desire brise de nombreux tabous, révèle des traumatismes et attaque de front les mythes du pouvoir masculin. L’artiste expose ici les pulsions monstrueuses des agresseurs tout en donnant une voix aux victimes, qu’elle incarne à travers des figures postmodernes fragmentées [4].


Nicolas Ballet
2025

[1] Voir Karen Finley, « The Constant State of Desire », TDR, vol. 32 / 1, 1988, p. 139-151. Source : https://doi.org/10.2307/1145875

[2] « Desire attaches to disgust. » (Cynthia Carr, On Edge: Performance at the End of the Twentieth Century, Hanovre, University Press of New England, 1993, p. 130).

[3] « […] feminist anger at social injustices and violence perpetrated against women by the dominant culture. » (Lynda Goldstein, « Raging in Tongues: Confession and Performance Art », dans Irene Gammel (éd.), Confessional Politics: Women’s Sexual Self-Representations in Life Writing and Popular Media, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1999, p. 99-116, ici p. 102).

[4] Melissa D. Greenwood, « Power and Perfection in Karen Finley’s The Constant State of Desire: Creating a New Discourse », Electronic Theses and Dissertations, 2004, p. 20. Source : https://dc.etsu.edu/etd/870