Documentation of Selected Works, 1971 - 1974
Betacam NTSC, 4/3, noir et blanc et couleur, son
Documentation of Selected works regroupe les traces de onze œuvres réalisées par Chris Burden entre 1971 et 1974, précédées d'une brève introduction dans laquelle l'artiste met en garde le spectateur sur ce qu'il s'apprête à voir : non pas des performances, mais le matériau documentaire qui en a été issu ; non pas l'œuvre réalisée par l'artiste durant ces quelques années, mais une simple sélection dictée par la contrainte – toutes les interventions de l'artiste n'ayant pas été filmées.
Cette précaution rhétorique, loin d'être anodine, montre un artiste conscient des limites du medium qu'il emploie. Lorsque Chris Burden rappelle la distance irréductible séparant la performance de sa documentation, il prend à rebours le fondement même de certaines de ses performances : faire l'expérience physique de fantasmes collectifs, confronter une représentation à sa réalité la plus concrète. C'est sous cet angle que la performance Shoot, dans laquelle Chris Burden se fait tirer une balle de fusil dans le bras, prend sens :
" Non ce n'est pas du théâtre. Le théâtre est à l'eau de rose, tu vois ce que je veux dire ? […] Se faire tirer dessus, c'est pour de vrai. " [1]
En précisant que ces quelques minutes de vidéo ne sont pas représentatives de la totalité de son œuvre, Chris Burden semble conscient du fait que filmer implique nécessairement de sélectionner, de couper un fragment de réel que l'on mettra en valeur, et par réciproque, de laisser oublier ce qui n'a pas été retenu. Or quel réel choisir ? Dans le travail de Chris Burden, le réel le plus à même d'être filmé, le plus télégénique, est celui des performances les plus brèves, présentant l'action la plus visuelle : en somme les performances les plus violentes. On ne sera ainsi pas surpris de trouver parmi les onze œuvres choisies la fameuse performance Shoot, mais également Through the Night Softly – performance de 1973 pour laquelle Chris Burden rampe torse nu dans des fragments de verre devant rappeler un ciel étoilé – ou encore Icarus – montrant Chris Burden allongé avec deux plaques de verre posées sur les épaules, qui seront ensuite couvertes d'essence et enflammées. Par cette sélection de ses performances les plus spectaculaires, Chris Burden entretient l'image d'artiste choc qui le poursuivra toute sa vie. Les précautions rhétoriques placées en début de bandes semblent destinées à contrer préventivement cette approche réductrice du travail de l'artiste : Chris Burden, " l'artiste qui s'est fait tirer dessus".
Les relations que Chris Burden entretiendra avec les médias seront profondément marquées par cette saillance de ses performances les plus spectaculaires. Documentation of Selected Works le montre également pédagogue, soucieux de remettre en contexte les images qui sont données à voir. Bien que l'intégralité des pièces fasse l'objet d'un commentaire off, ce sont les images des performances les moins directement télégéniques qui profitent le plus des précisions apportées par l'artiste. C'est notamment le cas de la performance Bed Piece, reposant sur l'inactivité même de l'artiste – Chris Burden décidant d'installer un lit dans une galerie d'art et d'y rester pendant le temps de l'exposition – ainsi que de la performance Deadman – qui, se déroulant de nuit en extérieur, n'est documentée que par des images très peu lisibles.
Chris Burden n'hésite cependant pas à jouer de l'image qui le poursuit. La performance Back to You, réalisée en 1974, repose en partie sur la réputation sulfureuse de l'artiste et l'attente qu'elle suscite chez le spectateur. Pour cette performance, Chris Burden est séparé du public et demande solennellement un volontaire dans l'audience. Celui-ci ne sait pas encore qu'il devra lui-même enfoncer des punaises dans le corps de l'artiste, et que son geste sera dans le même temps diffusé au public par le biais d'un téléviseur. Le spectateur, pouvant devenir dans le même temps acteur, tortionnaire ou artiste, est alors violemment confronté à son statut initial de spectateur, et à la réalité potentielle des images qui lui sont quotidiennement proposées par les médias de masse. En 1973, cette confrontation entre le réel et le télévisuel quitte déjà le champ de la galerie pour s'installer dans les écrans de centaines de milliers de téléspectateurs, alors que Chris Burden achète de l'espace de publicité télévisuelle pour l'œuvre TV Ad, consistant en la diffusion télévisuelle de dix secondes de la performance Through the Night Softly. En montrant de manière distincte TV Ad et Through the Night Softly, Documentation of Selected Works ne fait que souligner ce qui les différencie : d'un côté la trace d'un réel passé, celui de la performance, de l'autre une œuvre vidéo. Que les images soient les mêmes ou non…
Philippe Bettinelli
[1] " Chris Burden… Back to you ", entretien avec Liza Béar, Avalanche Newspapers, mai 1974, p.12-13. Cité par Sophie Delpeux " Chris Burden. Habiter l'étrange zone grise ", Cahiers du MNAM, n°107, p.77-89.