C’est un dur métier que l’exil, 1983
Sculpture vidéo, couleur, son, durée 50 min 50 s, deux fichiers synchronisés sur quatre moniteurs Trinitron
En 1983, Nil Yalter est invitée par Suzanne Pagé et Dany Boch à réaliser sa deuxième exposition à l’ARC-Musée d’Art moderne de la Ville de Paris [1]. Elle conçoit une vaste installation sur le thème de l’exil dont les différents éléments se répondent [2]. Des témoignages de travailleurs turcs immigrés en France et des scènes performées sont diffusés sur quatre moniteurs disposés deux à deux, les uns au-dessus des autres. Une image et son miroir légèrement différent sont renversés de sorte à produire un effet kaléidoscopique. Au mur, des poèmes populaires turcs et kurdes sur l’exil, écrits en lettres colorées au pochoir sur carton, se déploient autour de photographies selon des formes inspirées des motifs de tapis turcs. Cette œuvre s’inscrit dans la continuité du travail « socio-critique » [3] développé par l’artiste à partir du début des années 1970. Engagée pour les droits humains et contre les répressions politiques, Nil Yalter s’intéresse tout particulièrement aux conditions des femmes, des détenu·es, des immigré·es et des travailleur·euses. Les matériaux qu’elle produit et collecte à la manière d’une ethnologue – vidéos, photographies, textes, objets – s’intègrent dans une recherche plastique et conceptuelle incluant les expérimentations sur l’image vidéo, la performance, les relations texte-image.
Pour ce projet, Nil Yalter est allée à la rencontre de familles turques immigrées travaillant clandestinement dans les ateliers textiles du Faubourg Saint-Denis à Paris. Familière de la caméra Portapak dès 1973, elle emprunte cette fois-ci du matériel U-matic. Elle filme leurs espaces de travail et de vie, des moments de musique et de chant, autour des témoignages d’une femme et d’hommes s’exprimant dans leur langue maternelle. L’interprétation en français vient dans un second temps au montage. Ils parlent des conditions de vie difficiles, de leurs espoirs déçus, de la nostalgie de leur pays d’origine et d’un retour souvent impossible. Ils partagent des propos à la fois intimes et politiques sur la famille, le travail, la santé, l’argent, le logement, le racisme, l’intégration, la peur, la fatigue, l’oubli, les désirs... L’attention portée à ces voix inaudibles et à leur culture permet de déconstruire les discours stigmatisants sur l’immigration véhiculés par les politiques et relayés par les médias.
Comme l’écrit l’historienne de l'art Fabienne Dumont, ces entretiens « sont l’objet d’un travail plastique constant : des images vidéo renversées, inversées, dédoublées, des insertions de scènes jouées, performées, fictionnelles, font écho à leurs paroles et à leurs mémoires transcrites aussi en textes, en photographies, enchâssant réel et croyances. [4] » À travers les correspondances plastiques et poétiques, formelles et symboliques qui se tissent entre les différents éléments de l’installation, l’artiste propose de multiples points de vue sur l’exil : une expérience à la fois intime, culturelle, politique et sociale.
Julie Champion, juin 2025
[1] Suzanne Pagé, directrice de l’ARC (département Animation, Recherche, Confrontation) de 1973 à 1988, invite Nil Yalter à réaliser sa première exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1973 avec une œuvre fondatrice de son travail : Topak Ev (1973). Dany Bloch, spécialiste de l’art vidéo, intègre l’ARC en 1974 et participe activement à l’organisation de l’exposition « C’est un dur métier que l’exil » en 1983.
[2] Le titre de l’œuvre est un vers du poète et dramaturge Nâzim Hikmet, figure majeure de la littérature turque du XXe siècle, mais aussi militant communiste, prisonnier politique en Turquie, puis exilé en Russie.
[3] Les termes « socio-critique » et « ethnocritique », sont employés un peu plus tard pour qualifier le travail de Nil Yalter, respectivement en 1982 par Joël Boutteville et en 1987 par Pierre Gaudibert.
[e Dumont, Nil Yalter, cat. exp., Vitry-sur-Seine, MAC VAL musée d’art contemporain du Val-de-Marne, 2019, p. 110.