Bonjour Mr Orwell, 1984

U-matic, NTSC, couleur, son SECAM (x2 version FR3)


Il existe trois créations différentes sous le titre Good Morning Mr. Orwell. La première est l'enregistrement de l'émission de télévision conçue par Nam June Paik et réalisée dans la première heure de 1984, en duplex entre New York et Paris. Les versions dites respectivement française et américaine sont des montages sélectionnant des séquences de l'émission en séparant les contenus développés à Paris, d'une part, et aux Etats-Unis, d'autre part. L'artiste est réintervenu sur les images en régie vidéo et a ajouté des images de synthèse. Cette dernière bande retravaillée est celle que présente la collection du Musée national d'art moderne à Paris.



En 1983, Nam June Paik conçoit ce projet en hommage au célèbre roman de science-fiction 1984 (publié en 1949) et à son auteur anglais George Orwell (1903-1950). La programmation culturelle mêle avant-gardes et culture populaire, dont les spectacles et les performances ont lieu respectivement dans le studio de WNET et au Centre Georges Pompidou. Les participants les plus importants sont du côté français : Ben Vautier, Joseph Beuys, le Studio Berçot, Robert Combas, Pierre-Alain Hubert, Yves Montand, Astor Piazolla, Sapho et le groupe Urban Sax, et, du côté américain : Laurie Anderson, John Cage, Merce Cunningham, Peter Gabriel, Allen Ginsberg, Philip Glass, les Thompson Twins, Mauricio Kapel et Charlotte Moorman.



L'émission présente alternativement chaque côté de l'Atlantique ou les rassemble dans un écran divisé en deux parties. L'instant présent des conversations et des jeux de communication (les manipulations d'objets, les souhaits de bonne année, les verres qui se choquent…) simule l'unité de lieu et parfois la proximité physique, alors que les spectacles et les propos tenus manifestent dans leur succession les différences de culture et de mentalité. L'émission est construite selon un processus cher à l'artiste : le collage, créé par la contraction de l'espace et du temps dans l'écran grâce à la vidéo et au satellite.



La version française de l'émission retravaillée est une sélection de séquences, qui sont fragmentées et mélangées dans un ordre différent de celui de la programmation initiale. L'objet de l'émission est mis au second plan, mais Nam June Paik a inséré des traces de la transmission par satellite. Le rapport au temps est présenté par le décalage horaire, indiqué par l'affichage ponctuel des times codes d'enregistrement. Merce Cunningham danse dans le studio de la chaîne de télévision américaine et son image, transmise vers la France, revient en feedback et se substitue au décor du studio. Les décalages des mouvements dans les deux images confrontées mesurent l'espace parcouru par l'image, soit 148 055 km entre New York et Paris via le satellite.



Les performances des artistes ont une faible part dans cette version qui privilégie les séquences de musique populaire. Un plan court présente Joseph Beuys et son jeans troué (cette performance a été isolée dans une bande intitulée La jambe d'Orwell). John Cage apparaît frottant avec une plume une installation gracile de fils et d'objets reliés à un système de son électronique. Nam June Paik n'apparaît pas. Charlotte Moorman explique comment Nam June Paik a construit TV Cello. La séquence à laquelle l'artiste accorde le plus de durée est un collage merveilleux : Merce Cunningham danse en surimpression sur l'extrait d'un film sur Salvador Dali. Le peintre est assis aristocratiquement dans un décor où domine le portrait de Mao Zedong.



Nam June Paik est réintervenu principalement sur les séquences de variété. Sapho interprète en dansant la chanson créée en hommage à George Orwell. Elle apparaît dans un coeur rose et jaune, puis solarisée et fragmentée. Le défilé de mode du Studio Berçot est transposé dans un espace fragmenté, démultiplié et coloré. Yves Montand apparaît sur un écran kitch : une série de silhouettes féminines quadrillurs rouges et de losanges noirs. Des images de synthèse sont introduites, soit en séquences (un paysage abstrait aux dominantes vertes et bleues sur une musique de Philip Glass), soit en incrustations sur une image en mouvement (des cubes tournoient au-dessus d'un plan fixe sur l'eau d'un fleuve) ou sur une image arrêtée (des anneaux voltigent dans le ciel sur un cliché de New York). Des cubes en rotation deviennent les supports d'images de télévision commerciale. Nam June Paik commence à travailler sur ordinateur en 1984. A la différence des images créées par les techniques vidéo, les images de synthèse de l'artiste confèrent un rythme plus lent à la séquentialisation et sont dépouillées. Elles s'éloignent du rock'n roll pour entrer dans un registre plus féerique.



Dans la bande, l'émission est transfigurée par un montage proche de celui des émissions de variété et par la saturation des couleurs, l'ajout de lignes en mouvement ou de symboles désuets, qui tournent en dérision la télévision par ses propres processus. D'autre part, la  réduction de la performance de Joseph Beuys à l'apparition très brève et incongrue de l'artiste sous un piano rappelle l'esprit Fluxus.


Thérèse Beyler