Parler de loin ou bien se taire, 2019

Moquette rose décolorée, 3 bancs, câbles audiovisuels, 6 enceintes, système de contrôle électronique, carte son, ordinateur, 6 fichiers audio numériques (mono, anglais, espagnol et français)

le cartel doit intégrer les informations suivantes :
V


Invitée au Grand Café de Saint-Nazaire en 2019, Anne Le Troter propose une pièce s’inscrivant dans la lignée de son travail d’analyse des dialectes spécifiques à une classe sociale ou à un groupe professionnel. Après s’être notamment intéressée aux formes linguistiques utilisées par les enquêteurs téléphoniques et par les pratiquants d’ASMR, elle travaille alors sur un ensemble d’entretiens menés par une banque de sperme américaine avec ses donneurs : près de quatre cents portraits d’anonymes, complétés de commentaires des employés de cette structure. 



À partir d’un travail de relevé, de classification et de réenregistrement des qualificatifs utilisés pour décrire les donneurs, l’artiste laisse comprendre comment le choix des mots, de la syntaxe et des intonations participe à transformer des individus en personnages stéréotypés et prêts à la vente. Prenant ces fragments de discours comme matériau, elle réalise à Saint-Nazaire l’installation Parler de loin ou bien se taire, dont le cœur est un montage sonore qu’elle décrira comme une « comptine pré-adolescente, naïve et entêtante [1] ». Enregistré en plusieurs langues qui se répondent à la manière d’un message d’annonce publique, son dispositif contraste avec l’intimité apparente des propos enregistrés. Les mots choisis pour singulariser les donneurs se vident progressivement de leur sens, à mesure que les voix déployées dans l’espace semblent évoquer une seule et même personne, et non une sélection de témoignages réalisés à partir de plusieurs centaines d’individus.



Comme régulièrement dans le travail d’Anne Le Troter, les enceintes sont posées sur des plateaux rotatifs, de sorte que les câbles qui les relient se tendent et se détendent comme dans un mouvement de respiration – l’artiste ayant pensé le rythme de son montage audio par analogie avec le fonctionnement d’organes humains. Si les câbles audios qui servent à constituer les bancs permettant au public d’écouter l’œuvre l’assoient littéralement dans le matériau sonore, l’installation n’est pas dénuée de dimension organique. Une grande moquette rose est installée au mur, provenant des chantiers navals de Saint-Nazaire : maculée de javel, elle peut évoquer un espace intra-utérin comme des tâches de sperme [2]. Parler de loin ou bien se taire tranche sur ce point avec l’imaginaire plus directement médical que pouvait évoquer sa pièce précédente sur le même corpus : The Four Fs : Family, Finances, Faith and Friends [3], présentée en 2018 à la Biennale de Rennes. Si celle-ci diffère dans sa partie sonore, en une seule langue, elle repose sur une toute autre proposition installative, qui donne à voir un espace pouvant rappeler une chambre froide, séparée du reste de l’espace d’exposition par un rideau constitué des tubes utilisés pour conserver le sperme, et au sein duquel se trouve un aquarium parsemé de lentilles colorées. La filiation entre les deux pièces est cependant évidente, le titre de cette première version étant également celui de l’exposition dans laquelle l’artiste montrera Parler de loin ou bien se taire, au Nasher Art Center, à la suite de sa présentation à Saint-Nazaire. Il détourne un adage de biologie selon lequel l’instinct animal repose sur quatre impulsions fondamentales désignées par des mots commençant en anglais par la lettre F – feeding (se nourrir), fighting (se battre), fleeing (fuir) et fornicating (copuler) – ici remplacées par des termes désignant des notions socialement valorisées : famille, finances, foi et amis. Face au vocabulaire de séduction au cœur du titre de cette première œuvre, le titre Parler de loin ou bien se taire laisse planer une forme d’inquiétude : celui-ci renvoie en effet au dernier vers d’une fable de Jean de la Fontaine abordant les risques induits par la prise de parole, L’Homme et la couleuvre – opposant les revendications adressées par un serpent à un humain qui en retour le tuera.

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Philippe Bettinelli, 2021




[1] Entretien de l’artiste avec Eva Prouteau réalisé le 25 novembre 2018 et disponible à l’URL suivante : https://www.grandcafe-saintnazaire.fr/wp-content/uploads/2019/06/def-ajt-visites-feuille-de-salle-anne.pdf, consulté le 12 mai 2025.

[2] Si l’artiste rapporte que ces associations ont été faites par certains spectateurs, elle ne les présente pas comme intentionnelles. Discussion entre l’auteur et l’artiste, novembre 2020.

[3] Acquise par le Centre national des arts plastiques, sous le numéro d’inventaire FNAC 2020-0351.