The trial of tilted arc, 1989

U-matic, NTSC, couleur, son, anglais


Si la vidéo The Trial of Tilted Arc est parfois indexée sous le nom de Richard Serra, elle n’est pas une réalisation du sculpteur mais de l’artiste Shu Lea Cheang et des équipes de Paper Tiger Television. Cette chaîne de télévision alternative, créée en 1981 par la réalisatrice DeeDee Halleck, s’est pensée comme une alternative militante aux médias de masse. Défendant une esthétique Do it yourself liée aux faibles moyens à sa disposition, elle entretient un rapport récurrent à l’art vidéo, de collaborations avec Martha Rosler ou Joan Braderman dans les premières années de la chaîne, jusqu’à des échanges avec le groupe Le Tigre ou l’Anthology Film Archive [1] dans les années 2000.



Au milieu des années 1980, Paper Tiger Television prend part au débat qui fait rage à New York au sujet de la sculpture monumentale de Richard Serra Tilted Arc. Installée en 1981 sur la Foley Federal Plaza, cette œuvre est commandée par la General Services Administration (GSA), dans le cadre du programme « Art in Architecture », proche du dispositif français du 1% artistique. Constituée d’une bande d’acier corten de 37 mètres de long, elle sera à l’origine d’un scandale qui, par sa virulence comme son importance juridique et esthétique, est comparable à celui provoqué au même moment en France par l’œuvre de Daniel Buren Les Deux Plateaux [2]. En 1985, l’arrivée à la GSA d’un administrateur régional hostile à l’œuvre entraine en effet l’ouverture d’une audience publique ayant pour objectif son retrait, déclenchant un vaste débat médiatique. C’est cet événement que documente Paper Tiger Television à partir de 1986, à travers des vues de l’œuvre dans son contexte, un entretien avec l’artiste dans son atelier, mais surtout une captation des principales interventions ayant structuré l’audience. 



Les prises de parole de Richard Serra et du juge Edward D. Re, l’un des principaux opposants au maintien de l’œuvre, y jouent un rôle essentiel. Quoique plusieurs interventions hostiles à l’œuvre soient données à voir, les interventions en faveur de l’artiste sont les plus nombreuses [3]. Parmi ses soutiens se trouvent de nombreux professionnels éminents du monde de l’art – dont la critique d’art Annette Michelson, l’historien de l’art William Rubin, la conservatrice du Metropolitan Museum of Art Jessie McNabb, le marchand d’art Ronald Feldman ou encore le directeur du New Museum Robert Buck – mais également des artistes, dont la liste retient particulièrement l’attention. Si des figures ayant largement contribué à l’évolution de la sculpture monumentale interviennent logiquement – Michael Heizer, Nancy Holt, Claes Oldenburg ou Tony Rosenthal – c’est également le cas de nombreuses autres personnalités essentielles de la scène américaine des années 1950 à 1970 – dont Joan Jonas, Robert Ryman, Frank Stella ou encore les compositeurs Philip Glass et Alvin Lucier [4]. Ce dernier, dont les compositions habillent la vidéo, insiste en particulier sur les qualités de réverbération sonore de l’œuvre de Richard Serra, dans un curieux écho à l’intervention d’une experte en sécurité, qui s’inquiète quant à elle des risques de réflexion, par la sculpture, du souffle d’une éventuelle explosion terroriste : grand écart argumentatif qui donne une idée de l’étendue du débat autour de l’œuvre, et des difficultés pour ses partisans et ses détracteurs à trouver un terrain commun. 



Le jury conclura, sans détailler sa décision, au démontage de l’œuvre – ce qui mènera en 1986 Richard Serra à attaquer en justice les représentants de la GSA, en invoquant sans succès le premier amendement. Si une première version de Trial of Tilted Arc invitait cette année-là les spectateurs à écrire à Ronald Reagan pour défendre l’œuvre [5], la version que conserve le Centre Pompidou, plus tardive et plus longue, montrera son démontage en 1989. Le dernier plan, filmé depuis le Foley Square Feduilding, montre symboliquement la trace laissée par le retrait de la sculpture, cicatrice marquant l’impact du procès de Tilted Arc sur l’espace public [6]



La prise de parole lors de l’audience de l’artiste George Segal résume peut-être au mieux l’esprit de cette vidéo, au croisement de l’histoire de la télévision alternative et de l’art public : « En reculant en raison de l’opposition du public, nous risquons d’établir les mêmes normes (standards) pour la sculpture publique que pour la télévision, et nous serions dans une situation terrible si nos propositions de sculpture publique étaient du niveau d’une sitcom. » 




Philippe Bettinelli, 2021



[1] Archives consultables à l’URL suivante : https://papertiger.org/category/art/, consulté le 14 mai 2025.

[2] Sur la comparaison de ces deux scandales, voir notamment Bernard Edelman et Nathalie Heinich, L’art en conflits : l’œuvre de l’esprit entre droit et sociologie, Paris, La Découverte, 2002.

[3] Elles étaient de fait plus nombreuses, comme le rappelle Shu Lea Chang : sur les 180 personnes ayant témoigné à l’audience, 123 l’ont fait en soutien à l’œuvre.

[4] Alvin Lucier semble ne pas être intervenu directement à l’audience : son témoignage est issu d’un courrier, lu en voix off dans la version de Trial of Tilted Arc conservée au Centre Pompidou.

[5] Cette première version, dans laquelle Shu Lea Cheang n’est pas directement créditée comme réalisatrice, est disponible à l’URL suivante : https://www.youtube.com/watch?v=uxyhgUAYvB4, consulté le 14 mai 2025. Elle contenait également une interview face caméra de Richard Serra, dans les locaux de Paper Tiger Television, remplacée par une prise de parole de l’artiste dans son atelier dans la seconde.

[6] L’œuvre sera par la suite stockée, Richard Serra s’opposant à toute installation de celle-ci sur un autre lieu que celui pour laquelle elle a été conçue.