This is not a time for dreaming, 2004

1 vidéoprojecteur, 2 haut-parleurs, 1 affiche, 1 livret, 1 film super 16 transféré par l’artiste sur une beta D5, numérisée, 16/9, couleur, son stereo, 24 min


Invité à l'université Harvard pour créer une œuvre, Pierre Huyghe a choisi de s'intéresser à la gestation du Carpenter Center for the Arts, situé sur le campus. En 1955, Le Corbusier avait été invité à Harvard afin de développer un projet architectural destiné à abriter un centre pour les arts. José Luis Sert, lui-même architecte et recteur de la faculté d'architecture, avait été nommé responsable du projet, et Eduard Sekler, devenu directeur du Centre, avait écrit un livre sur sa genèse. Longuement préoccupé par la forme de l'œuvre qu'il allait produire, Huyghe passa d'abord par l'idée de mettre en scène une salle de cours, avant de s'arrêter sur celle d'un théâtre de marionnettes. Au départ, la pièce fut conçue pour être jouée dans un appendice ajouté à l'immeuble du Carpenter Center for the Arts de Le Corbusier. Ce pavillon, en forme de coquille recouverte de végétation, fut réalisé par l'architecte français François Roche. Les séances du théâtre de marionnettes y eurent lieu en présence d'un public. Une installation est présentée aujourd'hui de façon autonome. Elle fait acte à certains moments de la présence de ce public qui regarde, mais ce, seulement à la fin, lorsqu'un narrateur apparaît pour faire un commentaire sur l'événement qui vient de se produire. Autrement, nous n'entendons que la musique d'Edgar Varèse et de Iannis Xenakis – contemporains de Le Corbusier –, arrangée par Joe Arcidiacono. Du début à la fin, nous assistons à une série de saynètes articulées autour de l'histoire conjuguée des invitations faites à Huyghe et, antérieurement, à Le Corbusier. Plusieurs personnages forment l'histoire, qui juxtapose les réalités du passé et du présent, l'onirisme et l'anxiété liés au processus de création. M. Harvard, une figure de très grande taille, angulaire, d'apparence noire et monstrueuse, tout droit sortie d'un tableau expressionniste, surgit de temps à autre, créant une atmosphère trouble et envahissante. Puis apparaissent à tour de rôle les protagonistes réels de l'action telle qu'elle s'est déroulée hier et aujourd'hui : Le Corbusier, Sekler, Sert, Huyghe, et les deux commissaires rattachés au projet de Huyghe, Scott et Linda. Un gros oiseau rouge et sympathique vient picorer de temps à autre la scène. En plus du béton dont le bâtiment est fait, et dont la structure circulaire est inspirée du mouvement créé par la déambulation des étudiants dans la cour de l'université, Le Corbusier avait imaginé qu'au fi l du temps les oiseaux déposeraient suffisamment de graines sur l'immeuble pour qu'il se recouvre de verdure (idée que Roche et Huyghe ont reprise avec le pavillon végétal qu'ils ont imaginé et réalisé). Dans ce drame pour marionnettes, Huyghe raconte essentiellement l'avancement de son projet, qui se déroule de façon analogue à celui de Le Corbusier – scènes pleines de candeur et génératrices d'empathie, où l'on voit à tour de rôle les deux artistes troublés par l'emprise du lieu, les difficultés de parcours, les moments de stase inhérents à la création et les intuitions qui arrivent. L'un et l'autre connaissent des démêlés avec l'institution ; survient, menaçant, M. Harvard. Puis ils rêvent au pied d'un arbre. Huyghe, pour sa part, s'écroule sous des liasses de papier et des boîtes d'archives en faisant ses recherches autour du projet. Vers la fin, l'oiseau rouge réapparaît et dépose une graine au sommet de l'édifice : la végétation envahit le lieu, mais Le Corbusier, mort entre temps, ne le verra jamais de son vivant. De Harvard à Bird se trace le chemin de la création et de la libération, qui sont le propre de la gestation d'une œuvre. This is not a Time for Dreaming met en avant les paradoxes de la pratique artistique, aux prises avec le rêve et la réalité. L'institution, l'histoire, le lieu même, les méandres de la culture et de la nature typique de ce lieu, les différentes personnalités qui font qu'une œuvre en vient à exister sont convoqués. Huyghe procède régulièrement à de telles reconstitutions des faits, qui permettent de découvrir d'autres paramètres de la réalité et de l'histoire. Les personnages sont plus présents, en ce sens que l'abstraction créée par la marionnette provoque une empathie naturelle chez le spectateur. La marionnette est mue par des hommes, ce que la figure de M. Harvard renverse, l'autorité étant ici représentée par un monstre abstrait. La marionnette confère un caractère archétypal au personnage, le liant à l'histoire humaine et à ses drames inhérents et récurrents. La marionnette symbolise en quelque sorte l'impossible, ce qui est surhumain : un pouvoir surnaturel, ou surréel. M. Bird pousse cette caractéristique au plus haut point et incarne les pouvoirs magiques ou salvateurs de la nature. Plus que le théâtre d'acteurs, le théâtre de marionnettes fait place à l'onirique ; il n'est donc pas étonnant que Huyghe y ait eu recours dans cette œuvre, qui, plus que toute autre, traite des méandres de la création.


 


Chantal Pontbriand