L'Ambassade, 1973

Film Super 8 transféré sur bande vidéo Betacam numérique PAL, diffusée sous forme de fichier numérique
4/3, couleur, son, français sous-titré en anglais
21 min 21 s


L’Ambassade de Chris Marker s’annonce comme un « film super 8 trouvé dans une ambassade ». Cela prend l’apparence de notes prises au jour le jour, à la manière d’un journal de bord soigneusement composé, d’anecdotes glanées qui expliquent le quotidien amer et morne de prétendus réfugiés politiques murés dans un abri diplomatique transformé en solitude.
Comme animée par un besoin de raconter, une voix se pose sur cette galerie d’hommes et de femmes dont la parole n’a pas été enregistrée. A aucun moment il n’y aura de son direct. À l’image, des gros plans de visages crispés, et des mains, celles de Florence Delay[1] et de Carole et Paul Roussopoulos[2]. Les regards sont comme embués, immobilisés par le vide. La voix commente les images d’un huis-clos d’une semaine, une vie à l’écart du monde extérieur qui n’est pourtant qu’un moment transitoire de l’histoire.
L’Ambassade est un film-essai dans lequel Chris Marker est bien plus écrivain que cinéaste ; le commentaire est posé sur les images – un vrai travail d’écriture s’engage dès les premiers moments et affirme la singularité de son style –, le commentaire s’attache à créer une mémoire. André Bazin écrivait : « […] pour Chris Marker le commentaire d’un film n’est pas ce qu’on ajoute aux images préalablement choisies et montées, mais presque l’élément premier, fondamental.[3] » L’image ne renvoie pas au plan qui la précède ni qui la suit, mais, collatéralement, à ce qui en est dit. Le commentaire, chez Chris Marker, oscille entre témoignage et fiction, entre remémoration et invention. Il vient comme supplémenter les images, en délivrer la teneur et offrir une réflexion poétique sur une série de non-événements. L’instant n’est pas exalté, l’angoisse retenue est racontée sur des images en sursis.
Chris Marker nous livre un temps claudiquant, douteux, qui ne s’installe jamais, « pas d’apprivoisement définitif [4] » comme l’écrit Jean-André Fieschi. Ce film en super 8 vient documenter, de l’intérieur, l’Histoire en train de se faire, de se vivre, dans son indécision même, c’est du temps retrouvé qui se consume toujours dans le présent. Un seul motif échappe à l’écrasement de ce temps suspendu ; la petite tortue, celle posée sur des genoux. Elle fascine, peut-être parce qu’ « elle a ses idées de tortue, et aucun flic au monde ne les lui ferait changer. » Cette tortue, c’est l’ouverture poétique, et comme l’écrit François Niney : « La voix a un visage chez Marker, celui des images [5] ».
Chris Marker insistait pour que la fin de L’Ambassade ne se raconte pas[6]. D’ailleurs il n’y a pas de fin, justement, l’histoire « se retourne comme un gant[7] ».


Lou Svahn
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[1] Florence Delay, écrivaine française, sera en 1982 la voix-off de Sans Soleil de Chris Marker. Elle a interprété le rôle de Jeanne dans le Procès de Jeanne d’Arc de Robert Bresson en 1962.
[2] Carole Roussopoulos est réalisatrice de documentaire. Elle est la première femme à travailler avec une caméra vidéo portable. Elle fonde avec son mari, Paul Roussopoulos, le premier collectif de vidéo militante : Video Out. En 1982, elle crée le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir avec Delphine Seyrig et Iona Wieder dont le but est de conserver et diffuser les documents audiovisuels liés aux luttes des femmes.
[3] André Bazin, Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (1945-1958), Paris, Cahiers du Cinéma, 1998.
[4] Jean-André Fieschi, « L’Ambassade », Trafic, n°19, 1996.
[5] François Niney, « L’éloignement des voix répare en quelque sorte la trop grande proximité des plans », Théorème numéro 6, Revue de l’Institut de Recherche sur le Cinéma et l’Audiovisuel – Université de Paris III), Recherches sur Chris Marker, sous la direction de Philippe Dubois, Paris, Éditions des Presses Sorbonne Nouvelle, 2002.
[6] Cette affirmation renvoie à un enetien de l’auteur avec Laurence Braunberger (les Films du Jeudi)
[7] Jean-André Fieschi, « L’Ambassade », Trafic, n°76, 1996.