Bordeaux Piece, 2004

Installation multimédia
1 vidéoprojecteur, 1 ordinateur Mac, 2 haut-parleurs, 10 casques,
1 disque dur 250 Go, 16/9, couleur, son stéréo, 13 h


Bordeaux Piece semble " à première vue " répondre aux conditions minimum d'une installation vidéo : une projection en boucle dans un espace relativement obscur, et une bande-son diffusée par des haut-parleurs posés au sol et un casque audio. Le format de l'image (16/9) évoque celui du cinémascope ; l'écran de projection est large (300 x 169 cm recommandé) ; le contenu de l'image renvoie au cinéma moderne, tant par le décor et l'esthétique du récit que par l'histoire qui est mise en scène : une villa, dont l'architecture très lisible domine un paysage semi-urbain ouvert, trois personnages, deux hommes et une femme, une situation qui se modifie – un homme entre dans le jeu (dans la villa) au début de la séquence, l'autre quitte les lieux à la fin de la séquence (échange, drame amoureux, jalousie). Des plans s'enchaînent à travers un montage justifié par les dialogues (que l'on n'entend pas dans la salle d'exposition) et les mouvements et points de vue des personnages, la topographie du lieu et la configuration des espaces. Une histoire d'amour dans un décor d'une grande beauté (et froideur) moderne. La référence au cinéma est très évidente – on pense vite au Mépris de Godard, mais aussi au cinéma d'Hitchcock et Antonioni. Bordeaux Piece semble s'inscrire dans une démarche de post-cinéma où le travail du signifiant (les figures et les motifs) est privilégié au détriment des intrigues et de la narration. À y regarder de plus près, les choses se compliquent et la " première impression " est déjouée. C'est une deuxième bande sonore qui est proposée à l'écoute du visiteur, grâce à des casques individuels ; elle fait entendre les dialogues émis par les personnages que l'on voit à l'écran. Elle propose un autre espace sonore – plus intime, isolé, confidentiel, attaché au contenu de l'image et à son espace –, différent du premier, qui diffuse des sons d'ambiance de nature (chants d'oiseaux, bruissement des feuillages) débordant le cadre de l'image, ouvrant sur le hors-champ diégétique et sur l'espace réel de la salle d'exposition. Un temps narratif, historique, vient ainsi se superposer à un temps sans chronologie, un temps qui est un perpétuel présent, indépendant de l'image, indépendant du drame. L'espace réel se voit ainsi doté de qualités temporelles spécifiques grâce au son. Pendant ce temps, une séquence succède à une autre : semblables et pourtant pas identiques, se ressemblant tout en n'étant pas les mêmes. Et pour cause : la vidéo de David Claerbout dure 13 heures 43 ; elle est constituée de soixante-neuf séquences montées de 12 minutes, tournées dans une villa construite par Rem Koolhaas, près de Bordeaux. Les soixante-neuf prises de vue ont été tournées à des moments différents de la journée, sur plusieurs semaines, de telle sorte que le montage final situe la première séquence au lever du soleil et la dernière au bord de la nuit commencée, donnant ainsi l'impression que les comédiens ont rejoué leur rôle tout au long d'une même journée et que l'histoire s'est déplacée en s'enroulant sur elle-même. Chaque scène est éclairée naturellement par la lumière du soleil d'une manière différente : l'effet de théâtralisation de la lumière fait que le drame du matin n'est pas le drame du soir. Le temps de la narration est parasité, contredit, coloré par le temps cosmique : le soleil suit sa course et change le temps en espace de visibilité. David Claerbout a toujours demandé au spectateur d'expérimenter la visibilité dans une durée ; dans des pièces comme The Stack (2002), ou Reflecting Sunset (2003), c'est en particulier le déplacement du Soleil, ou le mouvement de la Terre, qui aveugle ou bien fait exploser le visible. Entre différence et répétition se configurent ainsi des couches et des qualités de temps qui construisent petit à petit dans l'esprit du spectateur un espace de visibilité et de représentation. L'effet d'épuisement lié à la répétition vide le fi lm de tout contenu psychologique et de tout suspense dramatique, et rend le spectateur disponible au moindre événement qui s'écarte du modèle de référence : la lumière changeante qui transforme les corps et les espaces, qui produit les ombres et les reflets, etc. ; les voix qui s'atténuent et se modifient avec la fatigue ou la lassitude ; sa propre attention qui fléchit, sa propre perception qui s'émousse. Quel que soit le moment de la journée où le spectateur pénètre dans l'installation, la vidéo en est à un moment quelconque de son déroulement : tout moment est égal à un autre, puisqu'il n'est plus un enjeu de la fiction. L'espace et le temps du médium et de la représentation sont peu à peu absorbés par le temps et l'espace réels. Le temps que le spectateur donne à l'œuvre, une partie des 13 heures 43 minutes que dure Bordeaux Piece – une partie seulement pour le tout – est suffisant pour constituer une expérience et permettre de structurer et de penser le temps à l'intérieur de l'activité perceptive. Une possibilité de réconciliation entre l'homme et le cosmos ?


 


Françoise Parfait