The Third Memory, 1999

2 vidéoprojecteurs, 1 synchronisateur, 4 enceintes, 1 moniteur , 2 bandes vidéo, 16/9ème, PAL, couleur, son stéréo (anglais) 9'46, 1 bande vidéo, Pal, 4/3, 22' et articles de journaux et fluos.


The Third Memory se présente sous la forme d'une exposition d'éléments documentaires et fictionnels hétérogènes, permettant de mesurer les différents écarts qui se sont creusés entre la réalité d'un fait divers, telle que vécue par son auteur, et le spectacle cinématographique qui en a été tiré par l'économie hollywoodienne. À la manière d'une reconstitution policière, une situation et un événement sont rejoués, ré-interprétés, selon une méthode de réappropriation des représentations (celles du cinéma et des médias, en l'occurrence), que Pierre Huyghe explore dans son travail depuis plusieurs années. De quoi s'agit-il et quelle est la chronologie des faits ? Le 22 août 1972, une attaque de banque assortie d'une prise d'otages de quatorze heures a lieu à Brooklyn (New York), orchestrée par John Wojtowicz et Sal Naturile, à l'issue de laquelle Naturile est tué et Wojtowicz arrêté. Le mobile de ce braquage, révélé par les médias, qui ont largement couvert l'événement, est de financer l'opération chirurgicale (changement de sexe) souhaitée par l'homme dont Wojtowicz est amoureux, Ernest Aron. Un article publié par Life Magazine va inspirer un scénario de film à Sydney Lumet, qui débouchera sur la réalisation en 1975 de Dog Day Afternoon (Un après-midi de chien), dont Al Pacino interprète le rôle principal. Vingt-sept ans après ces faits, Pierre Huyghe demande à John Wojtowicz de reconstituer le braquage et de corriger ainsi la fiction de Lumet, dans laquelle il ne se reconnaît pas. Un nouveau film est tourné en studio, qui met en scène l'auteur de l'événement rejouant la situation, et la commentant selon le souvenir qu'il en a. Pierre Huyghe donne ainsi à John Wojtowicz l'occasion de reproduire une vérité de son histoire et de son image qui lui ont été confisquées par l'imagination et la production d'un autre, et lui permet de " prendre la parole pour devenir l'acteur de sa propre mémoire ". L'installation consiste, dans une première salle, en une double projection sur un mur écran dont le montage articule un extrait du film de Lumet, des documents de l'époque et la reconstitution en studio par Wojtowicz, filmée sous des angles et des axes différents et s'adressant parfois à la caméra ; dans une seconde salle sont accrochées des affiches, des coupures de presse et une vidéo diffusant une émission de télévision datant du 25 janvier 1978, Jeanne Parr Show, avec Wojtowicz en duplex depuis sa prison et Ernest Aron, devenu Liz Debbie, sur le plateau. L'ensemble de cette construction complexe et précise, répartie sur deux espaces de reconstitution et de documentation autour d'un même événement, constitue une exposition à part entière. Pierre Huyghe multiplie les pièces à conviction pour démêler le vrai du faux, en plaçant le témoignage au centre de la reconstitution. La mémoire devient elle-même sujette à interprétation, par le fait même de son actualisation. Au cœur de ce dispositif d'anamnèse : la vérité, l'histoire, l'identité, la représentation. En répétant l'événement, Pierre Huyghe donne une seconde chance à ce qui a été, restitue, pour reprendre les mots de Giorgio Agamben, " la possibilité de ce qui a été " ;" la mémoire restitue au passé sa possibilité ", si ce n'est sa vérité. C'est souvent avec le cinéma que Huyghe interroge la mémoire, sous la forme du remake ou de l'interprétation. La mémoire est portée par le corps, qui est le corps de la mémoire : dans des pièces telles que Remake, L'Ellipse, Blanche-Neige Lucie ou Dubbing, c'est le corps des acteurs du cinéma qui restitue au passé sa possibilité. Ce qui nous touche dans L'Ellipse, ce n'est pas tant que Bruno Ganz restitue un temps que le code cinématographique avait escamoté, volé autant à l'acteur qu'au spectateur, c'est que vingt-sept ans après L'Ami américain, il vienne nous dire : je suis encore là, ici et maintenant, avec mon histoire qui est aussi votre histoire, faite de fiction et de réalité mêlées. Cette troisième mémoire dont parle Pierre Huyghe ajoute à celle des faits et de leur interprétation par la fiction celle du corps actuel qui parle et témoigne, qui nomme sa vérité et revendique d'en être l'auteur. Quel est l'auteur du délit ? Quel est le corps du délit ? Le motif du délit, c'est le changement d'identité (changer de sexe a un prix très élevé, c'est celui de la vie) ; l'auteur du délit, c'est le corps du délit, c'est celui qui risque sa vie. Quand on risque sa vie, il ne faut pas nous raconter d'histoire, car cette vie et son histoire nous appartiennent au plus intime de nous-mêmes. C'est ce que Pierre Huyghe exprime en s'effaçant en tant qu'auteur dans The Third Memory ; reconstituer l'histoire, c'est comme reconstruire le corps, au sens chirurgical du terme, c'est la rétablir dans sa forme originelle, c'est réparer les dégâts que le hasard (la maladie, l'accident) ou la nature (naître homme et être femme) ont fait subir à la personne. C'est contester ses représentations et ses trafics. Le cinéma trafique les corps, comme le montre Dubbing (1996), où l'on voit (enfin) les corps correspondant aux voix de la version française d'un fi lm américain – un corps parle pour l'autre –, comme le montre aussi Blanche- Neige Lucie, où un corps est dépossédé de sa voix par l'industrie du divertissement. Redonner la parole au corps, se réapproprier son histoire, relativiser l'événement, tels sont les enjeux que Pierre Huyghe assigne à son art. Retourner à la production et non se contenter de l'exploitation, voilà peut-être son projet politique.

 

Françoise Parfait