It's really nice, 1998

32 moniteurs, 32 bandes vidéo, PAL, couleur, son, 10’


Présentée en 1998, cette installation vidéo occupe une place particulière dans l'œuvre de Pierrick Sorin. Ayant représenté la France à la Biennale de São Paulo, elle lui a conféré une visibilité internationale. La dérision sera une arme frôlant d'autant plus l'indécence que désormais le jugement pèse, prescrivant le goût, et le coût. On connaît les réticences de Sorin vis-à-vis de tout système social de représentation, ainsi que des us et coutumes d'un milieu qu'il n'a eu de cesse de pourfendre. Les auto-filmages, depuis les débuts, ont déployé sans rémission une critique violente teintée de mélancolie, où la figure de l'artiste se dédouble en celle d'un cancre, où l'impuissance devient une sorte de credo, où la parole est constamment en danger. Comme si une erreur s'était immiscée au cœur de chaque geste, comme si nous, spectateurs, étions témoins d'un épisode tragi-comique de la vie d'un personnage en proie au lapsus, à la fatigue, à l'échec permanents. Ce personnage prenant tour à tour les traits de l'artiste lui-même, de son double, d'un autre insaisissable, en butte à l'accident qu'il provoque ou, plus souvent, qu'il subit. On rit la gorge serrée. Témoins, nous sommes pris à partie, agressés dans nos conforts de spectateurs ; entre deux esclaffements s'installe un malaise. It's Really Nice ne déroge pas à cette " débâcle " annoncée. L'ostensible, l'outrance, suintent littéralement devant le visiteur, exposé frontalement à un mur de trente-deux moniteurs, trente-deux têtes filmées en gros plan, trente-deux hybrides déguisés en mondains, trente-deux visages dont des parties dérapent vers l'hypertrophie, annoncent des mutations imprévisibles, inquiétantes. Images animées constituant une foule de monstres potentiels, dont on surprend peu à peu les voix, entrecoupées de bruits de déglutition, morts ou vivants articulant comme des automates les termes d'un jugement stéréotypé : " It's really nice… I like this work very much… ". Ici encore le visiteur est sans ménagement interpellé, confronté à son propre environnement, ses propres assertions se calquant sur celles de ces clowns ébahis écarquillant démesurément les yeux, clowns numériquement réinventés, aux chairs crispées, clones ânonnant sans conviction les banalités d'usage. La pièce devait s'appeler au départ Les Regardeurs. Avec Sorin, le malentendu semble toujours demeurer. Ce qui fait irruption dans un dispositif aussi spectaculaire, c'est l'extrême inanité de nos mouvements. Loin d'une critique de type sociologique, c'est un constat, et aussi un jeu – une manière subtile d'appuyer, malgré tout, sur nos ecchymoses sociales et nos prétentions analytiques – qui nous contraint à nous penser complices, certes, mais qui nous laisse également sans réponse, sans condamnation, objets d'un trouble, sujets fragiles, " regardeurs " flottants, imprégnés, penchés sur un monde grotesque, prenant appui sur ce qui se délite, reflétés et seuls.

 

Pierre Giquel