Zapping Zone (Proposals for an Imaginary television), 1990 - 1994

13 moniteurs, 13 BVU Pal numérisées, couleur, son (fr), 7 ordinateurs 7 programmes sur disquette informatique 3 pouces ½ et 5 pouces 25, 1 interface interactive avec zapping button, 30 photographies, noir et blanc et couleur, 4 planches de 80 diapositive


Zapping Zone s'est d'abord appelé Logiciel / Catacombes. C'était faire entrer dans l'ordinateur le souvenir des souterrains de La Jetée ou ceux de Fellini-Roma. Ainsi, c'est plus retrouver Sans Soleil et le souvenir de Tarkovski. La " Zone ", dans Stalker, est l'espace opaque et interdit qui cache en son cœur la maison et dans la maison une " chambre des désirs " où nul n'entre, ni l'Écrivain, ni le Savant, ni même le Stalker, leur guide dans l'expédition avortée, mais à laquelle la fille infirme de ce dernier a peut-être accès, puisque de son seul regard elle anime les objets. Mais la Zone est aussi un espace divers, aléatoire, à la fois au-delà et en deçà de ce centre magique et religieux encore assigné à l'art par le grand cinéaste russe. […] La Zone, c'est par excellence l'univers des hantises, des nouvelles hantises nées avec " la question de la technique ", contre lesquelles on serait sans recours, si on n'avait la force de s'emparer des techniques pour produire – c'est une des façons de résister – toujours plus de métamorphoses. […]. Zapping Zone est ainsi cet espace qui permet de zapper dans la zone. Zapper, c'est ici circuler entre les zones. Environ vingt moniteurs entassés, quelques sources sonores autonomes et des ordinateurs. Ensemble, formant une masse à la fois compacte et discrète (au sens des linguistes), ils composent aussi bien une foire à la ferraille qu'un agencement calculé, la décharge que le rêve d'une œuvre née des poubelles de l'Histoire et de ses utopies. Plus simplement, Zapping Zone est une supérette, un mini BHV savamment désorganisé, où chacun peut sinon tout trouver selon ses besoins, au moins voir s'afficher quelques-uns de ses désirs. Depuis qu'il tourne, au gré d'une des vies les plus discrètes mais les plus variées et intéressantes qui soient (ceci pourrait être la condition de cela), Marker a utilisé et croisé à loisir les supports, les modes de tournage et les sources : photo, cinéma, vidéo… prise de vues directe, banc-titre, animations diverses... documents d'archives et images empruntées à l'internationale des amis… Il a tenu ici à souligner aussi bien des distinctions de niveaux que des mélanges (par exemple deux zones pour ses photos, une noir et blanc, l'autre couleur ; deux zones consacrées aux chouettes qu'il révère, l'une liant mouvements et couleurs, l'autre fixant un mouvement tournant perpétuel ; une zone pour des images empruntées – autant de ready-made – à la télévision japonaise ; une autre pour quelques séquences de ses films antérieurs, etc.). Cela donne à ces zones une diversité qui offre au promeneur visiteur, attentif ou distrait, autant de modalités de passages, entre régimes et modes d'images comme entre thèmes et sujets (le Japon, toujours, Berlin, actualité oblige, Tarkovski et Matta, figures élues et amis, cinéma et peinture, etc.). Le zapping n'est rien d'autre que la forme extrême (et à terme nulle) du passage. Mais s'exerçant ici de Marker à Marker, comme sur les différentes hauteurs d'une chaîne privée, au gré des incursions que celui-ci pratique dans toutes les chaînes qui l'entourent et le hantent, le passage, idée autant qu'expérience, finit par atteindre une singulière consistance. Il y a aussi dans la Zone un cœur secret, et pourtant plus ouvert que tous les autres. Voilà des années que Marker, voyageur impénitent, ne cesse de tourner autour de sa chambre pour entrer dans la Zone par un bord qui finira par l'emporter sur tous les autres, même sur la machine de Hayao. Sur son ordinateur, il fait entrer à son gré des images de la chaîne photo-cinéma-vidéo qu'il traite et retraite et essaie de mêler avec d'autres images qu'il conçoit plus directement à partir de programmes. Les premiers résultats de cette informatique subjective ont été ainsi répartis sur quelques zones, et singulièrement sur des ordinateurs où le spectateur est convié à entrer dans le jeu. Invite encore très modeste, comme les images elles-mêmes. Mais sa modestie même est ce qui rend ce geste important, pour autant qu'un geste privé, de recherche et d'art, puisse l'être. Le matériel informatique avec lequel Marker travaille (comme les caméras qu'il utilise, les standards qu'il impose aux télés, etc.) est à la fois élémentaire et bricolé, c'est-à-dire modique (bien sûr toujours trop cher) et accordé aux besoins spécifiques d'un seul (qui en veut toujours plus). Si bien que Marker se trouve aujourd'hui chez lui (comme Godard, comme Viola et d'autres – à chacun selon ses besoins), devant une sorte de poste d'écriture dont Zapping Zone livre une idée, laisse supposer la visée, […]. Chez quelqu'un comme Marker, dont la référence est directement littéraire, il est intéressant (et on le sent rien qu'à s'orienter avec un peu de soin et de patience dans ses zones) de saisir à quel point la promesse informatique est susceptible de favoriser le retour de l'homme d'images vers ce qu'il désire comme écrivain, même s'il ne peut l'être sans images : la conception de sa propre mythologie.

 

Raymond Bellour

Extrait de " Zapping Zone ", Passages de l'image, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1990, p. 169-170.